R.A.P.-Échos 6

R.A.P.-Échos n°6

MARS 1994


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Dans ce numéro :
"La Nuit des Publivores" : art officiel et dindons
Antipublicitaire certes, anticapitaliste avant tout !
Le C.S.A., agent publicitaire
Station muette

"La Nuit des Publivores" : art officiel et dindons

Le mouton qui n'a que l'herbe à brouter la broute. Lui donne-t-on du maïs, de l'orge ou du soja, il les préfère à l'herbe. Il en est du publivore comme de l'herbivore : environné de publicité, il est bien obligé d'en manger. Ce qui ne veut pas dire qu'il aime ça. En ce sens, nous sommes tous, de gré ou de force, des publivores.

Mais, à la manière d'une dictature, le pouvoir s'intéresse surtout aux jeunes, futurs agents d'une propagande dont ils sont aujourd'hui la cible facile. Par quelle ruse les attirer, rehausser le goût de l'herbe qu'on leur destine et persuader ces herbivores qu'ils sont herbiphiles? En leur faisant payer - de 100 à 200 F - le droit de se laisser tondre et gaver en même temps ! Et en associant cette tonte, ce gavage, avec des plaisirs indiscutables : boissons, glaces, préservatifs...gratuits.

Telle est bien l'astuce de la "Nuit des Publivores", projection annuelle, huit heures durant, de films publicitaires de partout et de toujours: maquiller en festival ou en surprise-partie un stage payant de formation à l'art officiel. Officiel et mondial : seront, cette année, embrigadés par milliers les agneaux de Barcelone, Moscou, Stockholm, New-York, Casablanca, Rio, Istanbul, Jakarta, Varsovie, etc.

Mais le stage fonctionne aussi comme expérience de laboratoire. Qu'attend-on des cobayes ? Qu'ils se déchaînent : "Merci de crier, de chanter, de vous lever et de faire des avions" (extrait du programme de 1994). Plus ils se déchaîneront, plus les publicitaires, psychosociologues et autres blouses blanches du conditionnement auront d'éléments pour affiner leur stratégie.

La presse, bonne enfant ou bonne servante, y va de son lyrisme pour rabattre les cobayes vers les laboratoires transformés, le temps de l'expérience, en pays des merveilles : "Dévoreurs de rires, d'émotions, d'esthétisme et de kitsch, vous êtes invités à venir à ce spectacle exceptionnel" (Courrier Français, 4.3.94) ; ou encore : "Que les choses soient claires : il ne s'agit pas de vendre tel ou tel produit, mais bien de savourer la qualité, la beauté,

l'exotisme, l'humour inhérents aux spots publicitaires" (Nord-Eclair,24.1.94). Un journaliste ému se laisse gagner par l'hébétude lorsqu'il traduit son émerveillement à la sortie de l'avant-première: "Curieusement, le quartier morne, décourageant, semble s'être éclairé pendant la publicité. Ou alors, c'est nous, de l'intérieur" (le Monde, 5.2.94).

Comme on le voit, on est loin de l'économie, du commerce, des techniques de vente. Le programme même de la "Nuit", apparemment conçu pour prendre les jeunes par les bons sentiments, met l'accent sur la générosité, l'humanitaire, l'écologie, les droits de l'homme et de l'animal. De cette grand-messe où n'apparaît jamais le dieu argent, comment pourront-ils sortir autrement qu'imprégnés de la mission morale et civilisatrice de la publicité ?

Gavé comme l'oie, tondu comme le mouton, testé comme la souris blanche, le pauvre publivore piégé ressemble bien au croisement de ces trois animaux : le dindon.

Si la "Nuit des Publivores" existe depuis 1981 (ce dont elle s'autorise pour qualifier de "classiques" certains spots offerts régulièrement à l'adoration des fidèles), elle ne donne lieu à une présence antipublicitaire symbolique que depuis 1990. Cette année, pour la deuxième fois consécutive, Résistance à l'Agression Publicitaire a assuré cette présence, pour la double première, les 11 et 12 mars (l'avant-première avait eu lieu le 28 janvier à Roubaix, le plus grand centre lainier de France, et pépinière de publicitaires, où, pour la photo, on aurait fait venir 2000 jeunes - selon la presse - grâce au tarif préférentiel de 50 F).

Des militants (huit le premier soir, cinq le second) ont tenu un stand devant deux entrées du Palais des Congrès de Paris, de 22h30 à minuit, heure où les agneaux - 3700 selon les organisateurs - sont livrés en pâture à l'écran et aux décibels, d'où peu ressortiront indemnes.

Ce stand exposait des écriteaux : "Publicité = viol sous hypnose" ; "La publicité donne le cancer du libre-arbitre"; "La publicité nuit chaque jour" ; "La publicité pollue, trompe, aliène, agresse, braille, manipule, conditionne(...) et c'est nous qui la payons". Egalement cette image d'un personnage coiffé d'un entonnoir, qui s'extasie : "J'aime la publicité, la publicité c'est bien" ; etc. Les militants s'étaient aussi exprimés, textes et dessins à l'appui, sur leurs maillots: "Les moutons aiment la publicité" ; "Publiphobe heureux. Non à l'agression publicitaire" ; "Publicité: marée noire sur la matière grise" ; "Bombardement publicitaire" ; "La publicité nous ment" ; "Les publicitaires ne m'aiment pas car je boycotte leurs sécrétions". Ces maillots ont permis des incursions dans le hall du Palais, où le gros du troupeau, agglutiné, attendait de pouvoir s'engouffrer dans la salle. Brève interview d'un militant par une radio "libre"; échanges avec des étudiants : l'un d'entre eux a appris avec perplexité que le plaisir qu'il s'apprêtait à éprouver serait scientifiquement analysé par des professionnels.

Le second soir, sachant que la "Nuit des Publivores" était en duplex avec le Futuroscope de Poitiers, R.A.P. avait décidé d'être présent là aussi. A l'heure précise où les militants parisiens pliaient le stand, Robert Heymann, administrateur de l'association, s'installait parmi les jeunes publivores poitevins pour la nuit.

Il a donc pu observer quelques aspects de la mise en scène : remise, à l'entrée, de ballons publicitaires, de sacs de confettis et de sifflets ; musique, douce à l'accueil - avec le mot "pub" répété mezza-voce - puis de plus en plus forte, cédant enfin la place, dès le début de la projection, à un matraquage sonore à la limite de l'audible ; surtout, occupant les premiers rangs, une bande de "spectateurs" particulièrement actifs, criant, cornant, battant des mains, relançant les ballons et stimulant la salle : "Allez-y, levez-vous, tapez dans vos mains". Ces provocateurs semblaient connaître par cœur le programme de la nuit : ils quittaient leurs places une minute avant chaque entracte pour rejoindre les sorties...

Malgré tout cela, la salle, à peine remplie aux deux tiers(soit 3 à 400 spectateurs, au lieu des 1000 revendiqués parles organisateurs), montrait des signes, non pas d'hystérie collective, mais plutôt d'une certaine somnolence, surtout après le premier entracte. C'était - comment en douter ? - l'effet du maillot de Robert Heymann, dévoilé lors de cette pause et sur lequel on pouvait lire : "La pub me rançonne, la pub me rend con".

Cette noble trouvaille (citée dans la Nouvelle République du Centre-Ouest du 15.3.1994) a provoqué quelques bêlements. Notamment une agnelle (évoluant vers la brebis galeuse) : "Vous donnez à penser". Un agneau : "Vous êtes subversif, c'est du terrorisme". Une autre agnelle, à ses côtés: "Bravo, moi non plus je n'aime pas la pub, mais j'accompagne cet ami". Question : dans cette salle à moitié remplie, combien de jeunes étaient là pour en accompagner un autre ?

Si vous, lecteurs, n'avez pas la patience d'attendre la prochaine "Nuit des Publivores" (1995) pour y manifester, vous pouvez toujours, dès cette année, faire acte de présence aux lieux et dates suivants: Nantes (2.4.), Aix en Provence (7.4.), Grenoble (8.4.), St-Etienne (15.4.),Montpellier (21.4.), Bordeaux (4.11.), entre autres.

Si, au contraire, vous vous demandez : "A quoi bon manifester ?",sachez que, d'après une étudiante de communication rencontrée depuis par hasard, "toute" son école parlait, dès le lundi suivant, de cette poignée de rebelles aperçus à l'entrée du Palais des Congrès. Au petit matin, malgré les huit heures de décervelage, restait dans les esprits une trace du château de sable. Y.G.

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Antipublicitaire certes, anticapitaliste avant tout !

Jean-Claude Bertheau, administrateur de R.A.P. depuis octobre1993, a choisi, en guise de présentation, d'exposer sa position dans la lutte qui nous rassemble.

Etre publiphobe, c'est être en bonne santé mentale, c'est préserver son système immunitaire en bon état, c'est résister aux agressions quotidiennes. Mais cela demande un combat sans relâche, et de connaître le "bon" remède à appliquer à un tel "mal".

Pour être efficace, la lutte antipublicitaire doit être l'amorce d'une mise en cause globale de la société dans laquelle nous vivons. Il est, en effet, difficilement concevable d'extraire de tous les autres problèmes celui de la publicité. Celle-ci ne sévit pas en vase clos, elle contribue avec d'autres "forces" à conditionner l'individu. Elle est une des pièces d'engrenage d'une machine infernale qui se nomme tout simplement : société capitaliste. On peut donc difficilement se contenter de se définir comme "antipublicitaire". Vouloir détruire cette "cellule cancéreuse" en ignorant la tumeur exige une technique chirurgicale de pointe pour un résultat nul. Cela relève d'une analyse erronée de la société d'aujourd'hui, ou du refus de voir plus loin que le bout de son nez.

Il est, par exemple, naturel de relier le problème de la publicité à celui de la télévision, autre pièce maîtresse d'une aliénation dont on ne peut guère contester l'existence et organisée au nom d'un prétendu progrès, en réalité factice, et même criminel pour une grande partie de la planète.

On rétorquera sans doute que cette mise en cause globale n'est pas très réaliste, qu'il ne faut pas trop en demander. Mais doit-on se contenter de gommer les effets les plus néfastes, les plus criants, d'un système ? Les millions de chômeurs doivent-ils accepter comme une fatalité de ne pouvoir vivre décemment, les affamés de ne pouvoir se nourrir ? Est-il honnête de dire que la société, telle qu'elle est actuellement, peut perdurer éternellement ?

Attention, il ne s'agit pas ici de tout mélanger. L'action de R.A.P. est la lutte contre la publicité en tant que telle ; seulement cet objectif n'est pas une fin en soi, mais un moyen au service d'une cause plus vaste : jeter le plus possible de grains de sable dans les rouages du capitalisme. Il n'est donc pas question d'être contre tout et ne rien faire ; il s'agit de choisir ses angles d'attaque.

Alors soyons réalistes, demandons l'impossible !

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Le C.S.A., agent publicitaire

Jean-Jacques Ledos, historien de la radiotélévision, interprète un fait divers significatif tiré de la chronique médiatique récente.
Une station de radio privée a récemment (début mars)attiré, par une liberté de propos jugée excessive, les foudres du Conseil Supérieur de l'Audiovisuel. Nombreux, sans doute, étaient ceux qui, avant la menace de sanction proférée, ignoraient un réseau perdu dans le maquis de la bande FM et dont la finalité est de gagner de l'argent en vendant de l'espace à l'aune de l'audience. Dans une économie libérale où le marché fait loi, rien à dire. La liberté d'expression n'y connaît qu'une seule limite : ne pas contester le système. Dans le cas qui nous retient, les publicitaires peuvent sabler le champagne: la remontrance des "sages" a rameuté l'auditoire.
Un double principe gouverne la déontologie de l'Entreprise : entretenir et renouveler l'attraction qui capte et fidélise le client, en l'occurrence l'auditeur. Dans les divers domaines de la communication, la provocation crée l'événement qui attire le chaland. La liberté de ton qui prévaut aujourd'hui sur les ondes connaît, ainsi, une escalade constante dans la vulgarité. Est-ce bien le rôle des "sages" de l'audiovisuel d'en assurer la promotion ?

Notre époque offerte à toutes les manipulations semble institutionnaliser les dérives sémantiques. La "liberté" libérale ignore ce respect de l'autre qui fixait naguère les limites de la liberté tout court. Bien sûr, personne n'est obligé d'écouter ou de regarder les émissions qui ne lui conviennent pas mais la liberté de choix est, à présent, limitée par la course à l'audience qui impose une standardisation des modèles- on dit "formats". Aucun programme de télévision n'échappe, au mieux, au laisser-aller, au pire, à la vulgarité. Affirmer, avec démagogie, qu'on s'y exprime comme dans la vie courante, c'est, assurément, ratisser large, pour le plus grand profit des compteurs d'audience et tant pis pour les téléspectateurs agressés, sans préavis, au coin d'un programme, par des propos qu'une éducation plus marquée par la dignité que par l'hypocrisie réprouve. Est-ce bien le rôle des "sages" de l'audiovisuel d'en assurer la promotion ?

Le service public gérait, naguère, avec sagesse ce bien collectif qu'est l'espace hertzien. On lui a reproché l'usage exclusif d'un monopole qui interdisait toute initiative génératrice de profits, mais aussi sa retenue, justifiée par le respect dû à l'auditeur inconnu. La déréglementation a démantelé la forteresse. C'est ainsi que la liberté d'entreprendre recouvrée est devenue droit de racoler par tous les moyens. De nouveaux monopoles- affairistes, ceux-là - se mettent aujourd'hui en place. Plus habiles et plus ambitieux que les systèmes totalitaires. Beaucoup plus redoutables, sans doute.

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Station muette


7 février et 28 mars 1994 : troisième et quatrième actions-cinéma de R.A.P. à Paris.
Le 7 février, au Gaumont-Parnasse, onze militants sont assis, dispersés, parmi une quarantaine de spectateurs. La publicité commence. Les onze se lèvent, tournent le dos à l'écran, restent immobiles et muets face au public. Celui-ci s'étonne, murmure, comprend et, dans l'ensemble, sourit. Une femme dit à son voisin: "Ils ont l'air normaux, pourtant !"
La stupeur des retardataires, devant ces onze statues dressées dans la demi obscurité, provoque chaque fois le rire des spectateurs. Le vendeur de glaces interroge un militant au bord de l'allée. En vain. Une employée fait irruption, s'écrie : "Mais qu'est-ce qui se passe ici ?" et s'adresse aux muets : "Si vous n'aimez pas la publicité, vous n'avez qu'à sortir". Les muets font les sourds. Elle repart... en souriant.
Une heure et demie plus tard, à la fin de la séance, les militants distribuent des exemplaires de la pétition de R.A.P. contre la publicité au cinéma. Accueil plutôt aimable, rarement boudeur.

Passé quatre jours, coup de fil d'un spectateur "enthousiaste" ; travaillant dans le milieu du cinéma et du court métrage, il se propose de "partir en quête d'un grand nombre de signatures".
Quant aux "acteurs", ils ont eu beaucoup de plaisir à leur propre numéro. La simplicité de cette nouvelle pratique culturelle devrait, leur semble-t-il, en assurer la propagation . L'un d'entre eux trouve néanmoins violent d'opposer aux quelques interrogations de la salle un silence absolu doublé d'un refus d'explication. Il y sera remédié à la première occasion...
Le 28 mars, au cinéma U.G.C.-Biarritz, quatre militants (discrètement accompagnés d'une journaliste-photographe pantinoise) réitèrent le scénario devant cette fois une bonne centaine de spectateurs. Malgré une réaction générale moins manifeste, quelques uns cherchent à comprendre. Leur est donc remis sans un mot - à eux seulement - le tract ci-dessous. Ce au nez de deux employées plutôt perplexes.

Le lendemain, un journaliste de la télévision publique (France3) téléphone à R.A.P. Il était dans la salle, et a beaucoup apprécié l'action. Il souhaite faire un reportage sur l'association et la filmer à l'œuvre dans un cinéma pour le journal télévisé de 19h.
Plus important : pendant l'action elle-même, un spectateur s'est levé trente secondes après les militants pour les imiter, ex-primant à la cantonade sa solidarité. Cela s'était déjà produit en novembre... Peut-être verra-t-on bientôt deux, trois ou quatre personnes se lever. Peut-être même un jour se fera-t-on plus remarquer en restant assis qu'en se levant...
Quant au long métrage du jour - pendant lequel il est d'usage de ne pas intervenir -, il charrie son lot de publicité clandestine: apparitions à la fois fugitives et délibérées de marques, dans le décor et les dialogues.

Exemple : la protagoniste est jetée d'une voiture roulant à vive allure. La scène se passe à un carrefour, devant un magasin de vêtements à l'enseigne bien connue. Le spectateur, tout à son émotion, a tout juste conscience de la marque pourtant captée par son œil. Nombreux sont ceux qui ignorent encore ce procédé d'intrusion publicitaire dans l'art.

Y.G.

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